On ne badine pas avec l’amour - Acte I, scène 1

Modifié par Delphinelivet

Acte I, Scène 1

Une place devant le château

Le Chœur1
Doucement bercé sur sa mule fringante, messer2 Blazius s'avance dans les bluets3 fleuris, vêtu de neuf, l'écritoire4 au côté. Comme un poupon sur l'oreiller, il se ballotte5 sur son ventre rebondi, et les yeux à demi fermés, il marmotte un Pater noster6 dans son triple menton. Salut, maître Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore7 antique.

Maître Blazius
Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle d'importance, m'apportent ici premièrement un verre de vin frais.

Le Chœur
Voilà notre plus grande écuelle8 ; buvez, maître Blazius, le vin est bon ; vous parlerez après.

Maître Blazius
Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient d'atteindre à sa majorité, et qu'il est reçu docteur9 à Paris. Il revient aujourd'hui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, qu'on ne sait que lui répondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre d'or ; il ne voit pas un brin d'herbe à terre, qu'il ne vous dise comment cela s'appelle en latin ; et quand il fait du vent ou qu'il pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la porte que voilà, de le voir dérouler un des parchemins qu'il a coloriés d'encres de toutes couleurs, de ses propres mains et sans en rien dire à personne. Enfin, c'est un diamant fin des pieds à la tête, et voilà ce que je viens annoncer à M. le Baron. Vous sentez que cela me fait quelque honneur, à moi, qui suis son gouverneur depuis l'âge de quatre ans ; ainsi donc, mes bons amis, apportez une chaise que je descende un peu de cette mule-ci sans me casser le cou ; la bête est tant soit peu rétive, et je ne serais pas fâché de boire encore une gorgée avant d'entrer.

Le Chœur
Buvez, maître Blazius, et reprenez vos esprits. Nous avons vu naître le petit Perdican, et il n'était pas besoin, du moment qu'il arrive, de nous en dire si long. Puissions-nous retrouver l'enfant dans le cœur de l'homme !  

Maître Blazius

Ma foi, l'écuelle est vide ; je ne croyais pas avoir tout bu. Adieu ; j'ai préparé, en trottant sur la route, deux ou trois phrases sans prétention qui plairont à monseigneur ; je vais tirer la cloche.
Il sort.

Le Chœur
Durement cahotée sur son âne essoufflé, dame Pluche gravit la colline ; son écuyer transi gourdine10 à tour de bras le pauvre animal, qui hoche la tête, un chardon entre les dents. Ses longues jambes maigres trépignent de colère, tandis que, de ses mains osseuses, elle égratigne son chapelet. Bonjour donc, dame Pluche ; vous arrivez comme la fièvre, avec le vent qui fait jaunir les bois.

Dame Pluche
Un verre d'eau, canaille que vous êtes ; un verre d'eau et un peu de vinaigre.

Le Chœur
D'où venez-vous, Pluche, ma mie11 ? Vos faux cheveux sont couverts de poussière ; voilà un toupet12 de gâté, et votre chaste13 robe est retroussée jusqu'à vos vénérables jarretières14.

Dame Pluche
Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive aujourd'hui au château. Elle a quitté le couvent sur l'ordre exprès de monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien15 qu'elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n'y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain16 ; que le Seigneur Dieu du ciel la conduise ! Ainsi soit-il. Rangez-vous, canaille ; il me semble que j'ai les jambes enflées.

Le Chœur
Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme vos tibias.

Dame Pluche
Vous m'avez apporté de l'eau dans une écuelle qui sent la cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes des butors17 et des malappris18.
Elle sort.

Le Chœur
Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le Baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans l'air d'aujourd'hui.
Ils sortent.

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour, 1834, Acte I, scène 1



1. Le chœur : groupe de personnages présent sur scène dans les tragiques antiques et commentant l'action. Il s'agit ici de paysans.
2. Messer : monseigneur (mot à connotation ironique).
3. Bluets : bleuets, plantes à fleurs bleues.
4. Écritoire : nécessaire contenant ce qu'il faut pour écrire. Il peut s'agir d'une petite boîte contenant une plume et un encrier, ou un porte-documents, un portefeuille écritoire avec plume et encrier. 
5. Se ballotte : est secoué.
6. Pater noster : premiers mots d'une prière chrétienne en latin (« notre père »).
7. Amphore : vase antique possédant deux anses.
8. Écuelle : assiette creuse.
9. Docteur : titulaire d'un doctorat, le diplôme le plus élevé
10. Écuyer transi gourdine : jeune homme qui fait avancer l'âne, paralysé par le froid, frappe avec un gourdin
11. Ma mie : mon amie (c'est une expression utilisée par un homme à l'égard de la femme qu'il aime).
12. Toupet : perruque qui recouvre le sommet du crâne.
13. Chaste : pudique
14. Jarretière : bandes élastiques qui maintiennent les bas.
15. Bon bien : héritage.
16. Nonnain : religieuse, nonne.
17. Butors : personnages grossiers.
18. Malappris : grossiers.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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